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LES MARTYRS REVIENNENT CETTE SEMAINE*
LA FORCE DE L’ALLUSION SOURIANTE
Il y a chez Tahar Ouettar, une volonté, une nécessité d’ aller jusqu’au fond des choses, quitte à malmener des susceptibilités. Son dernier livre, Les Martyrs reviennent cette semaine, en est une nouvelle preuve.
Tous les martyrs ceux qui méritent réellement cette appelation comme ceux que la postérité assoiffée d’estampilles et de héros a décorés un peu hativement et hasardeusement, doivent vivre éternellement dans la mémoire des citoyens. Les stéles publiques le proclament sans équivoqe. Mais c’est la seule forme de vie qu’on leur concéde. Que se pas serait-il si un beau jour outrepassant cette « réserve » soigneusement conçue pour l’imagination généreuse des vivants, ils rappliquaient avec leurs corps, leurs besoins et leurs idées ce qui est beaucoup plus difficile a manier qu’un simple souvenir.
Divagation d’un vieillard que la vie moderne a désorienté et chez qui se passe remonte comme une houle incontrôlable, ont d’abord pensé tous ceux (maire, coordinateurs du parti, brigadier de gendarmerie, etc) qui font la pluie et le beau temps dans ces petites agglomérations de campagne. Mais le doute ne tarde pas à s’installer confortement dans leur conscience et ne vollà-t-il pas qu’ils provoquent une réunion extraordinaire où ils se demandent notamment si le million et demi de martyrs (dont le militantisme et le patriotisme ont déjà été auparavant sérieusement remis en question par les différents responsables) ne serait pas envoyé de l’étranger pour bouleverser les institutions en place !
Les nouvelles de Tahar Ouettar que nous avons sous les yeus ont toutes pour source d’impulsion première le combat que se livrent les deux faces inconciliables du quotidien :l’élan incontrôlable des aspirations et la platitude ambiante. Les situations tout invraisemblables qu’elles paraissent de prime abord, peuvent être vécues par n’importe qui ; les personnages, dans leurs écarts les plus scabreux, peuvent se rencontrer au détour de n’importe quelle rue d’Alger ou d’ailleurs.
Plutôt que de tirer ses sujets de quelque botte à prestidigitation, plutôt que de faire subir à son style quelque détour labyrinthique. Tahar Ouettar préférera exploiter d’une écriture à la limite de la prose journalistique, la richesse du quotidien aux facettes parfois insoupçonnables. Le glissement du réel à l’imaginaire s’opère sans qu’on s’en rende compte. Il y a chez le nouvelliste du Maupassant dans la précision de la touche et la nudité de l’expression, dans la manière d’opérer à froid sur les sujets les plus sensibles. Il y a du Kafka dans la façon dont les situations les plus invraisemblables font soudain irruption dans le cours du quotidien où elles se coulent le plus harmonieusement du monde.
Le livre de Tahar Ouettar se compose de sept textes : « Les danses lugubres », « La Noire et l’Officier », « Le Poisson ne mord pas » « Socialiste jusqu’à la mort » « La femme du poête », « La poétesse débutante et le peintre de renom », « Les martyrs reviennent cette semaine »,. Mise à part –Les danses lugubres », nouvelle d’un amour à face multiple, les autres textes sont centrés autour de situations quotidiennes apparemment simples mais où s’opère en profondeur un travail de « sape » et de complication qui joue aux personnages des tours imprévisibles et rend de ce fait impossible tout accord des êtres avec leur environnement.
Dès qu’ils sortent du champ fertile du fantasme pour aborder des questions d’ordre national quotidiennes et bassement pratiques, les écrivains algériens se font souvent prolixes et entrotillés. Une manière de ressusciter une tradition oriental (ist) é de, glose sibylline où toutes les hermeneutiques se perdent. Tahar Ouettar, lui, va droit au bout, enfourchant, dans ses entreprises de dévoilement l’humour et l’allusion souriante. Coordinateurs du Parti, maires, officiers, intellectuels et fonctionnaires parvenus, personne n’échappe à son regard perspicace.
Tahar Ouettar n’est pas un écrivain qui chuchote ou parle à demi-mots. Il y a en lui une volonté, une nécessité d’aller au fond des choses quitte à malmener des susceptibilités : C’est la finalité même de l’œuvre engagée : essayer de déceler et de dévoiler tous les éléments et pratiques hétérogènes qui se greffent sur le processus révolutionnaire pour en enrayer le fonctionnement.
Le style de Tahar Ouettar recèle, dans sa simplicité même et son dépouillement beaucoup d’originalité. C’est un style spécifiquement algérien et actuel par sa nervosité, le recours aux expressions populaires et son éloignement de la prose fleurie, ponpeuse et interminable à la quelle nous ont habitués beaucoup d’écrivains moyen-orientaux.
Le tact, l’humour et le détachement avec lesquels Ouettar aborde les sujets les plus sérieux et parfois les plus épineux, font la force et l’efficacité de ce petit livre. Des situations qui passeraient ailleurs pour anecdotiques sont ici non seulement admirablement *normalisées* mais souvent hissées au niveau du symbole grâce à leur pouvoir de transcender les apparences et de restituer la réalité dans toute sa complexité.
*Voici la véritable situation de l’intellectuel dans le Tiers-monde : pris entre le peuple poète et l’armée juge », dira le journaliste de La Noire et l’officier. Nous avons aussi tout au long du recueil des remarques savoureuses, comme celle-ci émise par un pêcheur à la ligne : « Le seul domaine où les Arabes ne réussissent pas est bien la politique qui est pourtant le domaine d’élection où ils se réfugient pour échapper à l’action » (Le Poisson ne mord pas). L’un des personnages les plus époustouflants du livre est la femme de ce poète fonctionnaire qui rencontre le Ministre plusieurs fois par jour. Cette femme qui joue les dames distinguées, cultivées et dédaigneuses est en réalité d’un arrivisme et d’une niaiserie qui lui feront vivre les situations les plus aberrantes.
Le livre de Tahar Ouettar est un livre à conseiller à tous ceux qui peuvent le lire. Ce n’est pas chaque jour qu’on déniche dans les librairies mornes d’Algérie et dans la bibliographie plutôt décolorée de la littérature algérienne un ouvrage qui allié à ce point la hardiesse de l’idée à la maturité politique, le décontracté du style à la profondeur des préoccupations.
Tahar DJAOUT
ALGERIE-ACTUALITE N°762 du 22 au 28 mai 1980
*« Les Martyrs reviennent cette semaine (en langue nationale) de Tahar Ouettar ENAP. 1980, 190p,
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